NEW TEXT ABOUT MY WORK WRITTEN BY THE CURATOR VIRGINIE BOBIN
Un goût-témoin
Chère Géraldine,
Je pense à ce texte depuis plusieurs mois. Il a pris forme doucement dans ma tête, dans les marges de cahiers consacrés à d'autres projets qui repoussent le moment de me mettre à écrire, sur un document ouvert en permanence quelque part au fond de mon ordinateur. Tu m'accompagnes. Ce sont des images de ton film, le mouvement du ressac et des plantes agitées par le vent ; le son de ta voix qui chante pour moi cette chanson écrite au retour d'une manifestation, chant de révolte et de deuil pour les mort*es de Gaza ; l'éclat du sirop transparent recouvrant les murs de ton exposition kinakina à la galerie de l'esam de Caen – sur laquelle tu m'as invitée à écrire – qui persiste au fond de ma rétine ; le souvenir de nos conversations qui se ramifient en d'autres pensées que j'aimerais partager avec toi ; un dialogue qui se poursuit au-delà de la distance et des SMS échangés.
Visible du 20 mars au 11 avril 2024, kinakina découle, je te cite, d'« une recherche autour de l’amertume, envisagée comme le goût et le sentiment du souvenir colonial. » À travers ce projet que tu développes notamment dans le cadre du doctorat RADIAN, tu « cherche[s] à relier différents types, valeurs et normes de savoirs, de transmission et d’omission qui abordent les notions d’intégration, d’acclimatation, de déracinements et de migrations, termes utilisés à la fois pour les humains et pour les plantes. » À la manière d'une ritournelle, son titre reprend le nom quechua original du quinquina, plante médicinale au goût amer d'Abya Yala connue pour ses propriétés fébrifuges, que les Européen*es commencent à importer au dix-septième siècle et que les Français*es tenteront d'acclimater – sans succès – en Algérie.
Quand je pense à ce texte, j'imagine qu'il te parvient sous une forme matérielle, couché sur un papier végétal incrusté de pétales de fleurs. C'est une image assez kitch et en même temps évidente : ce papier, tu aurais pu le fabriquer avec les plantes que tu glanes autour de ton atelier à Cachan ou dans les lieux qui t'accueillent pour des résidences ou des expositions. Il évoque des savoir-faire considérés comme mineurs, un peu mièvres parce que féminisés – ceux-là mêmes que tu mobilises et célèbres régulièrement dans tes vidéos, tes installations et tes performances : la céramique, le maquillage, les compositions florales, la préparation de nourriture, les décoctions... Il aurait témoigné de l'importance des mains dans ton travail, les mains travailleuses, les mains soigneuses, les mains cueilleuses, les mains résistantes, que l'on voit fouiller, malaxer, transformer, caresser, tenir, maintenir. Cette attention aux mains se transmet au public de tes performances, invité à éprouver la forme (irrégulière), la texture (pleine d'aspérités), la température (qui se réchauffe doucement au contact de la peau), le volume (une paume) de récipients en céramique emplis des boissons que tu prépares et que leurs mains portent alors à leur bouche.
Je pense aux mains d'Ariella Aïsha Azoulay qui tentent de retrouver la « mémoire musculaire » de ses ancêtres juif*ves d'Algérie en renouant avec les gestes anciens de la joaillerie dont iels étaient dépositaires, gestes perdus dans l'exil. Dans le documentaire The World Like a Jewel in the Hand (2023), elle se filme perçant et assemblant des pièces de monnaie anciennes achetées sur Internet, qu'elle assemble en de longs colliers. Il ne s'agit pas seulement de la quête d'une mémoire familiale altérée par le colonialisme et le déracinement, mais aussi de réaffirmer la persistance d'un monde qui aurait survécu à l'entreprise de partition et de destruction menée par l'impérialisme occidental, refusant ainsi les catégories imposées pour distinguer citoyen*nes et non- citoyen*nes ; Juif*ves et Musulman*es ; passé, présent et futur.
Je suis entrée dans ton propre film, kinakina (2024), par le milieu. Seule dans la grande galerie de l'esam, assise sur un tabouret inconfortable, j'ai écouté ta mère te raconter l'histoire de ton arrière-grand-mère Josefa, quittant son Espagne natale avec ses huit enfants pour rejoindre l'Algérie par bateau suite au décès de son mari dans une inondation. Cela me frappera plus tard en regardant à nouveau les vagues qui déferlent dans le cadre à ce moment-là : déjà une histoire d'eau. Ce ne sont pas vraiment des souvenirs, plutôt des spéculations, une geste familiale passablement trouée, avec ses mythes (un diamant !), ses hypothèses, ses bribes maintes fois rapportées et transmises avec lesquelles vous tentez de rapiécer le récit : tisseuses, diseuses, raconteuses, gardiennes et transmetteuses, comme vous appellerait Trinh T. Minh-ha.
Dans L'histoire de grand-mère, un texte que je ne me lasse pas de relire et de partager (écrit en 1989, il a été traduit pour la première fois en français par Elsa Boyer pour l'ancienne mouture de Qalqalah en 2017), Trinh T. Minh-ha enchevêtre différents récits et voix de femmes et de conteuses pour dissoudre les distinctions et hiérarchies imposées entre l'Histoire et les histoires, la vérité et le mensonge, les faits et l'imagination. Ce qui ressort de ces chaînes de transmission, quelles que soient les douleurs charriées, les violences tues ou revécues, c'est la joie – la joie de raconter, d'écouter, de faire passer, de maintenir les liens et donc de résister. Une joie éminemment générative et nourricière, une joie de survie. « L'histoire dépend de la venue au monde de chacun[e] d'entre nous », écrit-elle. « Elle a besoin de nous tous[tes], elle a besoin que l’on se souvienne, que l’on comprenne, que l’on crée ce que nous avons entendu ensemble pour continuer à venir au monde. » Et plus loin : « Les souvenirs des femmes étaient les premières archives ou bibliothèques du monde. Patiemment transmis de bouche à oreille, de corps à corps, main à main. Dans le processus qui consiste à raconter des histoires, parler et écouter renvoient à des réalités qui n'impliquent pas seulement l'imagination. Le discours est vu, entendu, humé, goûté et touché. Il détruit, donne la vie, nourrit. » Les mains encore, et puis goûter, éprouver sur sa langue l'amertume des récits dont tu fais des boissons.
Mais laisse-moi raconter à mon tour ce que j'ai retenu de cette histoire, et poursuivre ces digressions qui sont une manière de te remercier pour ce qu'elle a remué en moi, un peu comme un échange de cadeaux. C'est par l'agriculture, racontes-tu, que les Français*es ont colonisé l'Algérie. Grands travaux de défrichement, « c'est-à-dire de déracinement » (insistes-tu), pour lesquels on emploie la main-d'œuvre espagnole fraîchement immigrée par bateau et reléguée dans les territoires ruraux. Face au nombre croissant d'« étranger*es » arrivant en Algérie depuis l'Espagne ou l'Italie – qui dans certaines régions comme l'Oranie, où s'installe Josefa, surpasse celui des Français*es – une politique d'assimilation est mise en place par le gouvernement français, culminant avec « la loi du 26 juin 1889 qui instaura la naturalisation automatique des enfants d’étrangers nés sur le sol national. » (Anne Dulphy, 2014) Tes ancêtres deviennent donc Français*es sans vraiment l'avoir choisi et, à ce titre, devront quitter l'Algérie en 1962 pour s'installer dans le sud de la France. Là, alors qu'iels se percevaient avant tout comme Oranais*es, iels se verront automatiquement (dé)classé*es dans une nouvelle catégorie : celle des « pieds-noirs ».
Je ne suis pas experte de cette histoire, qui m'a été enseignée de façon biaisée et parcellaire à l'école et qui m'a ensuite rattrapée par le biais de la littérature et des continuums coloniaux que j'ai peu à peu appris, grâce à et avec d'autres, à reconnaître. Mais ce qui me frappe dans le récit de ta mère, c'est cette série d'assignations successives à des catégories qui impliquent un accès différencié aux droits dans un système impérialiste qui hiérarchise et impose sa domination sur le corps – système qu'Ariella Aïsha Azoulay nous appelle à désapprendre dans Potential History: Unlearning Imperalism (2019). Peut-être ce désapprentissage commence-t-il par le fait de se parler par-dessus les barrières coupantes et durables érigées par les catégories coloniales : entre descendant*es de harkis, de pieds-noirs et de militant*es algérien*nes pour l'indépendance, comme tu le fais avec des femmes de ta génération, et la force réparatrice que cela donne à vos histoires respectives. Car parmi ces droits inégalement distribués, ces droits aliénés, il y a indéniablement celui de raconter des histoires, son histoire.
Que font ces assignations, ces ruptures et ces déplacements aux bribes de récits sur lesquels vous vous penchez, ta mère et toi, comme sur une toile à restaurer, comme sur un corps à veiller ? Comment garder des liens et des mémoires vivaces malgré la perte et les manques, malgré l'effacement et la disparition ? Je repense à ce chapitre d'un autre livre d'Ariella Aïsha Azoulay, La résistance des bijoux. Contre les géographies coloniales (Ròt-Bò-Krik, 2023) intitulé « Les langues des ancêtres ». La philosophe s'insurge contre le poids des langues colonisatrices qui déforment nos manières d'être au monde et célèbre les gestes d'imposture, de bricolage, de négociation et de refus avec et dans les langues parlées, transmises ou perdues. Elle écrit (dans la traduction de Jean- Baptiste Naudy) : « Dans ces langues vers lesquelles nous avons été exilé[e]s, / que nous avons apprises / comme si elles nous étaient natales / nous étions né[e]s pour répéter, / à la première personne du singulier / comme à la première personne du pluriel, / les récits des colonisateurs / sur ce qui nous avait été fait. » Toi, tu as essayé d'apprendre l'arabe, une langue que parlait ta grand- mère, que traduisait ton grand-oncle. Quant à l'espagnol, tout le monde dans ta famille le parle sauf toi. Tu le comprends mais – ce sont tes mots, et ils m'ont bouleversée – tu n'arrives à rien dire. Dans ces conditions, dans quelle(s) langue(s) peut-on continuer à (se) raconter, (se) dire, (se) partager, (se) guérir ? Qu'inventer pour faire advenir les mots justes, des mots capables d'héberger les silences dérobés à la main-mise du récit impérial ?
Avec kinakina, tu esquisses plusieurs réponses possibles, à travers des œuvres florissant sur un vaste réseau racinaire de lectures, de recherches, de voyages, de cueillettes, de rencontres et de conversations. L'exposition se présente comme un dispositif de vision contrariée, construit sur une alternance d'éblouissements et d'ombres portées par un jeu de projecteurs (spots lumineux, projecteur vidéo) qui altère régulièrement le regard et empêche toute velléité d'appréhension totale – ce regard occidental sans cesse attaché à englober, décrire, nommer, comprendre et posséder. Les œuvres elles-mêmes, qui portent toutes le même titre, se recouvrent et se recoupent, telle kinakina, le film projetée sur kinakina, peinture, le mur recouvert de sirop de quinquina incrusté de plantes cueillies sur les lieux de tournage, dont le scintillement rend parfois insoutenable le blanc éclatant de l'écume. Elles ouvrent sur une multiplicité de temporalités et de lieux, brouillant les repères géographiques et chronologiques. Elles créent un réseau affectif de correspondances fondé sur la porosité, le manque et la métamorphose (des souvenirs, des plantes, des liquides et des corps) ; mais aussi sur « les relations d'amour » (tes mots) qui composent ce que tu nommes kinakina, collaboration – pas tant le titre d'une œuvre que d'une manière de travailler. « Je veux tout relier maintenant », m'as-tu dit. L'exposition témoigne autant d'une recherche au long cours que d'un sentiment d'urgence. Relier, face au silence qui perpétue la violence coloniale jusqu'à aujourd'hui. Relier n'est pas combler, c'est accepter les vides et les incertitudes qui subsistent dans le tissage et dans l'écho de tes chansons. Relier, une forme de soin non invasive, comme on le dirait de certaines façons de faire au jardin.
Lorsque tu m'as parlé pour la première fois de cette exposition encore à venir, nous étions assises à une petite table de la librairie féministe Violette & Co, à Paris. Nous avons évoqué nos rencontres antérieures, disséminées dans le temps et l'espace : à New York, où ton compagnon artiste était invité pour une résidence et où tu te sentais perdue avec votre jeune enfant. Je me souviens que tu t'interrogeais sur la pertinence de poursuivre une pratique curatoriale fondée sur la visibilité et la disponibilité, alors même que ton attention et ton énergie étaient aspirées ailleurs – une situation qui m'a rappelée celle dans laquelle je me suis moi-même retrouvée des années plus tard lorsque j'ai eu mon premier enfant, et qui a fini par m'amener ici, dans un jardin, dans la forêt, échappée d'une institution artistique dont la toxicité semblait redoublée par l'écart entre les pratiques et les discours.
À l'époque, tu t'étais mise à organiser des repas pour créer des espaces de rencontre, de relation et d'expérimentation. Cette pratique hospitalière, performative et poétique s'est ensuite déployée à travers différentes collaborations, comme avec Jugedamos (collectif fondé à Amsterdam avec David Bernstein et Jurgis Paškevičius) et votre « soup opera » Restorrun (2014), « situation en boucle où les personnages se retrouvent, mangent, pensent et oublient, mangent, se retrouvent, pensent et oublient » ; mais surtout, avec Black Garlic (2014-2017), « atelier en art et en gastronomie » que tu co-fondes à ton retour en France avec la cheffe Virginie Galan et le duo de graphistes Commune et autour duquel nous nous étions retrouvées à Bétonsalon. Tu défends la cuisine « comme une pratique sensible, commune, engagée, produisant de nouvelles formes de partages des idées ». Bien que porteurs d'une joie palpable, ces projets ne sont que d'une apparente légèreté. Ils parlent d'économie, de modes de production, de savoir-faire non-hiérarchisés, d'amitié, d'affects, de soin, d'oubli et de remémoration.
Nous avons discuté de notre passion commune pour le livre de Samir Boumediene, La colonisation du savoir. Une histoire des plantes médicinales du « Nouveau Monde » (1492-1750) (2016), qui retrace la transformation réciproque des savoirs et des corps sous l'effet de la colonisation et de la circulation des plantes médicinales des deux côtés de l'Atlantique, avec leur pouvoir de tuer et de guérir. Un chapitre entier y est consacré au quinquina, « l'or amer des Indes ». Dans l'introduction, Boumediene rappelle que le savoir sur les plantes est « enserré dans [un] ensemble de liens (...). C'est un savoir pratique, incarné dans des gestes que réalisent autant celles et ceux qui préparent et administrent les plantes (...) que celles et ceux qui prennent les médicaments. Depuis le malade jusqu'au guérisseur en passant par le médecin, le charlatan, le droguiste, le prêtre ou la sorcière, la plante médicinale médiatise des relations interpersonnelles. » Au-delà du récit de l’appropriation coloniale des plantes et des savoirs, l'auteur rappelle les risques qu'implique tout désir de connaissance, a fortiori lorsque celle-ci passe par le corps. Je me souviens de ce mot dont je n'avais jamais perçu la polysémie : « ingérable », qui désigne à la fois les plantes que l'on absorbe et les corps que l'on ne peut contrôler. De la même manière que les Français*es ne parviendront jamais à acclimater le quinquina – plante doublement ingérable – dans le jardin d'essai du Hamma, à Alger. Tu dis : « J'aime à penser que le quinquina a dit non. »
Cette histoire me ramène au jardin Georges Delaselle, créé en 1897 sur l'île de Batz, en Bretagne, par un assureur parisien qui « décide de transformer ce petit coin de dune en jardin colonial », ainsi que le décrit le site officiel de l'île. Invitée en résidence à quelques encâblures de là pendant le confinement, tu me racontes t'y être rendue régulièrement. Dans ton film, les images de plantes exotiques agrippées aux murets en granit sont d'une beauté douloureuse et abrupte. Quelques semaines plus tard, en vacances chez mon père dans le Finistère, je décide d'y emmener toute ma famille. C'est à plus d'une heure de route, je ne leur ai pas avoué que c'était pour écrire un texte, je ne leur parle pas des raisons qui me poussent à venir éprouver la proximité de ces plantes, la façon dont elles brillent au soleil de Bretagne, ce que leur agencement recouvre de violences, de ténacité et d'artifice. J'apprends qu'avant la création du jardin, l'île ne comptait aucun arbre. Mon père, ancien officier de la marine nationale, s'occupe aujourd'hui bénévolement d'entretenir un autre jardin, propriété d'une association qui accueille des personnes en situation de handicap. Que nous font ces histoires de famille, ces trajectoires et ces imbrications de pouvoir, de violence et de soin ? Jusqu'où doit-on porter la responsabilité de la position dans laquelle nos parent*es et aïeux*les se trouvaient sur la mer ? Géraldine, je ne te l'ai pas dit sur le moment, mais la tempête de novembre dernier a saccagé le jardin. Beaucoup d'arbres sont tombés et lorsque nous sommes arrivé*es, le site était fermé.
« Je suis amère en colonie, les vagues rincent toutes mes larmes... », chantes-tu de ta voix claire qui parfois se brise légèrement comme un ressac. Je repense aux amers, ces repères de navigation qui jalonnent la côté bretonne, mot qui n'a rien à voir avec l'adjectif amer ni avec le nom mer mais qui vient s'ajouter à l'écheveau des images et des correspondances suscitées par tes œuvres. Les amers guident les navigateur*ices, empêchent les navires de se briser sur les récifs, ils orientent le regard à la frontière entre terre et mer et préservent les corps. J'ai tant aimé dans ton film ces images où l'on voit le corps de ton frère Olivier et celui d’, l'ami d’Élie, regarder la mer en silence assis sur des rochers. Le premier est à Nice, le second à Ouessant, sur le littoral desquelles pousse le maceron, cette petite plante que tu as incrustée dans le mur et qui découpe sa silhouette en bas à droite de la projection. Dans la bande-son du film on entend le son de la darbouka d'Olivier et du dobro d’Élie dont joue John, avec qui tu as eu de longues conversations musicales dont le film ne dit rien. Relier : le corps des frères et des ami*es, les histoires charriées par la mer, le son des instruments qui fait vibrer l'écho de déplacements choisis ou forcés, nos transformations et nos attachements. On entend ta voix qui s'interroge : « À quel moment on ressent un autre paysage ? À quel moment la forme de notre main ressemble aux cailloux qu'on trouve par terre ? À quel moment l'iode qu'on respire transforme nos idées ? À quel moment ça devient ma parole ? » Le film s'adresse aux paysages qui manquent (ton visa refusé pour la Kabylie) autant qu'à ceux qui nous façonnent et habitent celleux qu'on aime.
Géraldine, il y a quatre ans de cela, toute une nuit j'ai tenu serré dans ma main droite un galet lisse et noir ramassé sur une autre île bretonne où je retrouve mon frère et mes sœurs presque chaque été. Je sais qu'il ne faut pas emporter les galets, l'une après l'autre les îles bretonnes s'effondrent dans la mer. Mais je le fais quand même. Dans cette vidéo d'une performance que tu as réalisée dans les jardins de l'abbaye de Daoulas en 2022, tu parles des petites mains qui récoltaient les algues après le travail, le soir, la nuit, pour réchauffer les foyers. Les humain*es, les algues :
« Tout le monde dans ce micro-monde cherche une manière pour rester vivant. » Vêtue d'un kimono à paillettes dont les pans trempent dans l'eau de la fontaine que l'on entend couler et clapoter, tu te demandes si, une fois ingérées, les plantes continuent à pousser dans nos corps, et ce qu'il reste de nos racines – une question que l'on entend aussi dans kinakina. Il y a quatre ans, cette nuit-là, les doigts crispés sur la pierre douce qui se réchauffait dans ma main, je pensais à un enfant que je n'avais pas eu le temps de rencontrer et qui mourait pour une injuste histoire de racines trop emmêlées. Qui empêchaient son corps de digérer. Les pieds dans l'eau de la fontaine où se mêlent des fleurs, tu demandes si les racines sont dans la courbure de notre dos, là où ça fait mal d'avoir trop cueilli, de s'être trop courbé*e pour ramasser, subsister, survivre. Tu demandes si « c'est là qu'il faut souffler, qu'il faut chauffer ? »
Souffler sur nos racines à l'endroit où ça fait mal plutôt que de couper le mal à la racine, comme on l'entend parfois. Parce qu'on le sait, toi et moi, que les racines repousseront quand même, parfois juste à côté, parfois beaucoup plus loin. Alors autant employer nos mains à en prendre soin, nos bouches à souffler dessus, réchauffer sinon guérir, apprendre à pousser avec. Et s'il faut couper les herbes, que ce soit pour les boire ensuite, ensemble de préférence, comme tu le proposes régulièrement aux personnes qui assistent à tes performances, ou aux enfants d'un collège francilien toustes saisi*es par la joie de la cueillette (Cueillaître, 2021). Faire ensemble ce travail de digestion, un travail de remémoration vivante, de transformation réciproque, d'activation de récits par le goût.
Tu as employé l'expression de « goût-témoin » à propos de tes recherches sur l'amertume. Elles ont débuté, me racontes-tu, suite à une invitation du CAC Brétigny en 2017, qui donne lieu à la création d'une boisson, Amères (2019), « condensé buvable des différentes identités paysagères et politiques » qui composent le contexte d'implantation du centre d'art. Sur les photographies accompagnant la description du projet sur le site du CAC, on voit la boisson servie sur une planche de bois recouverte de sucre, sur laquelle il faut poser le doigt pour l'humecter et goûter la macération hydroalcoolique générée à partir de plantes récoltées pour la plupart aux alentours (écorce de quinquina, feuille de saule, sommité fleurie d’achillée millefeuille, racine de bardane, bourgeon de pin sylvestre, fleur d’hibiscus, fleur et feuille de guimauve officinale, fleur de mauve sylvestre, gousse de vanille). On retrouve cette danse collective des mains qui traverse tes œuvres. Ici, le goût-témoin serait celui d'une ancienne commune rurale et agricole devenue banlieue périphérique où « plantes incultes » glanées au gré des rues et « plantes exotiques » procurées sur les marchés partagent une amertume similaire. Pour kinakina, il s'agit à la fois de convoquer les lieux réels ou absents d'où proviennent les plantes, mais aussi plus largement la mémoire coloniale et ce qu'elle fait aux corps et aux liens. « Je suis amère en colonie toute abîmée par des souvenirs que je n’ai pas vécus... »
Dans l'un des messages que tu m'as envoyés avec des informations autour de kinakina, tu m'écris : « Traditionnellement, les boissons amères ont une propriété apéritive, c'est-à-dire que l’amertume sécrète la salive et ouvre l’appétit. L’amertume se boit avant le repas et place tous les buveurs sur le même seuil. Pour moi cette boisson introduit le public à un type d’attention, d’acuité et les relie à leur sens afin d’être disponible pour l’écoute des chansons, de la bande son du film et de son visionnage. » Le soir du vernissage auquel je n'ai pas pu assister, la boisson, inspirée d'un tonic anglais du dix-neuvième siècle destiné à combattre la malaria, était servie dans des céramiques aux formes organiques (roches, coquillages, lave) réalisées par la céramiste Nina Safainia, invitant elles aussi le public à une attention particulière, par le toucher des doigts et des lèvres, l'odorat, puis le goût. Tu as chanté a cappella Je suis amère en colonie, une chanson que tu as voulue populaire et entêtante, que l'on garde en mémoire comme le corps garderait en lui la boisson et serait transformé par elle, devenant ainsi à son tour témoin de cette histoire, des violences qu'elle transpire, des amitiés et des collectifs qu'elle noue aussi.
« Saliver, sécréter des mots. Pas d'eau, pas de naissance, pas de mort, pas de vie. Pas de parole, pas de chanson, pas d'histoire, pas de force, pas de pouvoir. L'être tout entier est engagé dans l'acte de parler-écouter-tisser-procréer. » On dirait que Trinh t. Minh-ha a écrit cette phrase pour toi, pour kinakina. Aujourd'hui, alors que je termine l'écriture de ce texte, je m'apprête à ouvrir le paquet que tu m'as envoyé par la poste. Je suis assise avec ma fille Nour au bord de la rivière qui coule vive vers la Seine et l'estuaire du Havre. Le colis contient un tupperware en plastique, sur lequel tu as scotché une petite feuille de papier crème. Au recto, les paroles de la chanson que tu m'avais chantée lors de ma visite de l'exposition à Caen et dont la mélodie continue de m'habiter. Au verso, une lettre qui commence ainsi :
« Chère Virginie,
Voici donc une amère réalisée à partir d'une décoction d'écorce de quinquina rouge et d'orange amère. L'amère du Pérou et son fantôme d'Algérie rencontrent les bigaradiers de Séville. (...) Pour ce qui est de ma recette, celle de l'amertume coloniale, celle des désirs et des histoires enfouis, je te propose de la déguster dans ce petit réceptacle en céramique. Il a été réalisé au plus près d'une paume de main, des traces de doigt invitant tes mains à épouser la sienne, ta bouche à se poser dans un de ses rebords. Le dosage est presque peu mais le goût est intense. (...) »
Je bois, nous buvons, assises dans l'herbe nos mains enchâssées autour de la céramique-huître. La puissance de l'amertume, la douceur du sucre, la joie acidulée des agrumes éclatent sur ma langue et mon palais. Nour grimace. Après quelques minutes, je rentre dans la maison pour relire une dernière fois le texte, la bouche habitée du souvenir de cette boisson et de tout ce qu'il fait remonter de mots, de sensations, d'images, de relations. À la dernière minute, j'ajoute un tiret entre goût et témoin. Relier.
Virginie Bobin Juillet 2024
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kinakina, solo show
March 20th - april 11th, 2024
esam Caen
Cette exposition marque une étape dans mes recherches développées depuis plusieurs années sur le quinquina et l’amertume comme persistance du souvenir colonial. This show is a step in my research developed over several years on cinchona and bitterness as the persistence of colonial memories.
kinakina, peinture
sirop de plantes amères, herbier.
kinakina, film
Images, composition, voix : Geraldine Longueville
Darbouka : Olivier Longueville
Dobro : John Molan et Elie Godard
Arrangement sonore et mixage : Thomas Schmahl
Nice/Ouessant, 2024
kinakina, performance
voix, texte: Géraldine Longueville
Céramique : Nina Safainia
Production : Esam Caen et Fondation des Artistes.