Lïn, performance


texte. lecture. chant. octobre 2024. 
Production : Goethe-Institut
en collaboration avec Coal art écologie






Je te connais

je t’ai vu ailleurs qu’ici

je t’ai vu dans le sud de la France

je t’ai vu en Belgique

je t’ai vu aux Pays Bas

je t’ai vu à Paris

à Cachan

à Chennevières-sur-Marne

à Saint-Raphaël

à Roquebrune-sur-Argens

Tu es originaire d’Amérique du Nord

Oregon, Californie, bord du Pacifique.




Là bas tu grandis bien, tu grandis plus qu’ici

Tu ne pousses pas au-delà de 1400 mètres d’altitude,

Tu vis dans les basses montagnes, au bord des rivières, de l’océan

Tu résistes bien au vent

Tu pousses assez droit

nous, les humains, on adore les arbres droits.

Comme ça, on peut réaliser de belles planches droites de toi.




J’ai eu du mal à trouver ton nom, celui des peuples racines.




Ça, c’est à cause de la botanique.

C’est à cause des Grandes Découvertes botaniques.

les Grandes Découvertes botaniques des Européens, des Empires

les empires découvrent,

les empires font de grandes découvertes

Découvertes ça veut dire coloniser la terre,

capitaliser sur la terre pour la science, pour l’industrie

Les empires colonisent l’Amérique, exploitent les végétaux et les acclimatent partout dans le monde

D’où le mot Grandes, Grandes Découvertes.

Grandes découvertes d’une lumière, nouvelle, inédite,

parce que ça vient de l’empire c’est nouveau, c’est inédit,

grandes découvertes des explorateurs,

grandes découvertes des botanistes

grande découverte qui occultent celles déjà là, celleux qui étaient déjà là, celleux qui savaient déjà qui tu étais.




Ce qui m’étonne dans la botanique, c’est la manière de nommer les végétaux.

il s’agit toujours d’apposer son propre nom de famille à la plante.

Une manière de devenir le géniteur, le créateur de la plante. celui qui l’a découvert c’est celui qui l’a créé. Tu n’as pas de nom, ni d’existence tant qu’un homme blanc ne t’a pas nommé en son nom. Tu existes car il te nomme. Tu n’existes pas en dehors de ce nom qui glorifie ton découvreur.




En Europe on te nomme Cyprès de Lawson. Charles Lawson. Voilà. ton nom, ton nom c’est Charles Lawson. C’est un pépiniériste écossais du 19e siècle qui a exporté tes graines pour les faire pousser en Europe. En 1854, il a été le premier à exporter tes graines, et vu que c’est le premier qui l’a fait, ils t’ont appelé comme le premier arrivé, le premier à te faire pousser dans sa pépinière et à te vendre

Partir de ton pépin, qu’il mets dans sa poche en Californie

et, faire des petits arbres, et, les vendre, par centaines, par milliers.




Charles t’attribue le statut d’arbre ornemental. J’ai trouvé plein de termes qui définissent ton usage en Europe. Tu sers de barrière végétale, brise vue naturelle, rideau boisé.

Tu es un peu l’arbre des lotissements, des maisons de ville.

Tu sers à délimiter les propriétés privés, à délimiter les regards

tu dis « halte là c’est chez moi ! » mais de manière soft and green friendly

puisque tu es un arbre, tu es peace.




Aux Etats -Unis, il t’appelle le cèdre d’Orford

Orford c’est le nom d’un village situé sur la côte pacifique de l’Oregon.

C’est le plus vieux village blanc de la région, c’est comme ça que le village se présente sur son site internet. ils disent le plus vieux village de l’Oregon, ils ne disent le plus vieux village blanc de l’Oregon, mais en réalité c’est juste ça. Un village fondé en 1856 par des marins, des capitaines, des missionnaires, des chercheurs d’or qui ont persécuté et anéanti le peuple Tututni.

Un village fondé au même moment que Charles Lawson te nomme par son nom et envoie tes graines vers sa pépinière au Royaume-Unis.

Le village a un grand port qui sert à exporter tes graines mais aussi ton bois, long, droit, haut, comme on aime nous les humains.

On te charge de cargo en cargo à destination du Japon pendant un siècle,

pendant un siècle tu remplis les cales et tu débarques au Japon.

Là-bas tu es perçu comme : robuste, fiable, résistant, noble.

Les japonais t’utilisent pour de la : charpenterie, artillerie, instruments de musique, temples, cercueils.

Les peuples racines de l’Oregon sont les : Coosan, Rogue, Tututni, Haruk.

Les haruks cohabitent avec toi dans exactement la même région que toi.

Ils t’appellent kúpriip

Je ne sais comment les autres peuples t’appelaient.

Les langues s’épuisent avec le temps, avec la colonisation, avec la déportation des peuples dans les réserves.

Déraciner, déraciner la langue, déraciner l’oralité,

déraciner les savoirs,

déraciner les savoirs médicinaux,

déraciner les savoirs médicinaux, domestiques,

déraciner les savoirs médicinaux, domestiques, féminins,

déraciner les savoirs médicinaux, domestiques, féminins, enfouis,

déraciner les savoirs médicinaux, domestiques, féminins, enfouis, déracinés,

déraciner les savoirs médicinaux, domestiques, féminins, enfouis, déracinés, oubliés.




Au début des années 2000, la langue haruk s’éteint presque, jusqu’à ce que des écoles réapprennent la langue aux enfants. La tribu haruk a davantage conservé leurs savoirs sur les plantes. Je me demande pourquoi elle, plus qu’une autre tribu.

Les haruks avaient un usage connu du tabac. Le tabac, plante emblématique du commerce triangulaire. Est-ce que l’exploitation de ce savoir par les blancs a permis paradoxalement sa préservation ? Et par extension la préservation de la langue haruk ?

kúpriip

kúpriip

kúpriip

kúpriip




À la fin du 19e siècle, après l’extermination des peuples racines par les pionniers, les capitaines, les missionnaires et les chercheurs d’or, des traités de paix sont ratifiés. Une grande partie des haruks sont déplacés. C’est à Orford, le plus vieux village des blancs, que la tribu est entièrement regroupée, pour ensuite être répartie aux quatre coins de l’Oregon et du Nord de la Californie, dans des réserves.

Happy Camp est l’une d’entre elles.

La tribu haruk est ainsi l’une des plus importante et l’une des plus disséminée sur le territoire de la côte, nord-ouest américaine. Un peu comme toi, stocké à Orford, exporté en Europe, rassemblé en pépinière, puis, disséminé.




Les haruks construisent leur hutte à sudation avec ton bois.





Parce que

il y a ton odeur. 



Une fois froissées tes feuilles, tu exhales une odeur fraîche

d’agrumes, de gingembre.

Dans la hutte, ton odeur est exaltée par l’humidité de l’eau,

la chaleur du feu,

faire suer le corps,

le faire respirer

au contact de tes principes actifs.

détoxifier le corps

grâce à tes composants,

l’odeur du citron, du gingembre,

l’odeur verte et acidulée de la fraîcheur, de ce qui est toujours en vie

Pour les japonais, ton bois enrobe les corps morts

imputrescible

insecticide

tu accompagnes les corps morts d’une odeur vivifiante.

pour les haruks, tu es le bois qui fait sortir les toxines

pour retrouver un corps en vie, en plein santé

il y a avec toi une action d’allonger la vie, de se régénérer Semper vivens, toujours vert, toujours en vie,

Je te sens Orford Kupriip

nous te sentons




Est-ce que les japonais t’on reniflé eux aussi?

Est-ce qu’ils continuent à prendre soin des morts en leur offrant ce qui est le plus vivace, le plus vital, l’odeur de ta forêt ?


Orford

Kúpriip

Cedar

Lawson 

Orford

Kúpriip

Cedar

Lawson

Orford

Kúpriip

Cedar

Lawson


tes noms  Kúpriip nous parlent Cedar

tes cimes Kúpriip nous touchent Lawson

ta sève Kúpriip nous pleure Cedar

tes mots Kúpriip nous soufflent Lawson

tes pleurs Kúpriip nous boivent Cedar

tes noms Kúpriip nous touchent Orford

tes cimes Kúpriip nous parlent Cedar

ta sève Kúpriip nous touche Lawson

tes pleurs Kúpriip nous sentent Cedar